NICOLE REINE ETABLE, épouse LEPAUTE 

Quelques éléments de généalogie


Par Alain Demouzon


« MME Lepaute était le démenti vivant de cette opinion, d’ailleurs souvent fondée, qui refuse aux femmes la faculté de concilier ensemble la science et la grâce, l’étude et les qualités domestiques. Elle était aussi bonne ménagère qu’excellente géomètre, et encore plus empressée à rendre service qu’à effectuer un calcul. »

Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, 1866-1877.


Ces sympathiques éloges, agrémentés d’une incise bien dans la tradition misogyne la plus convenue (« cette opinion, d’ailleurs souvent fondée ») se trouvent au cœur de la longue notice consacrée par Pierre Larousse à Mme Lepaute, et qui débute par cet intitulé pour le moins bizarre :

« Lepaute (Nicole-Reine-Etable De Labrière, dame), mathématicienne française, femme du précédent. »

Une certaine demoiselle « De Labrière », à l’extravagant prénom de « Nicole-Reine-Etable » serait donc l’épouse de :

« Lepaute Jean-André, horloger français né à Thonne-la-Longue [sic] : on ne sait rien de son enfance, de son éducation, de son apprentissage. Il avait plus de trente ans lorsqu’il vint à Paris, où il ne tarda pas à prendre place en tête des artistes en horlogerie les plus habiles et les plus instruits. […] »


Que savait vraiment l’éminent lexicologue de la vie de Nicole Reine ? Il affirme, mais ne justifie pas. En fait, pratiquement tout ce que nous savons de Mme Lepaute provient de ce qu’en aura exposé Joseph Jérôme Lefrançois dit “de Lalande”, dans son article nécrologique du Journal de Paris du 19 décembre 1788, ainsi que dans les pages 676 à 681 de la Bibliographie astronomique, avec l’histoire de l’astronomie de 1781 à 1802 (Imprimerie de la République, 1803) que le célèbre astronome consacra à celle qui avait été son élève, sa collaboratrice et son amie :


« Nicole-Reine Étable de la Brière naquit, le 5 janvier 1723, à Paris, dans le palais du Luxembourg, où demeurait son père, il avait été attaché à la reine d’Espagne »

Donc, quelqu’un de la « haute »…

(La capitale à « Étable » est accentuée dans le texte d’origine. On ne retrouve pas cet accent, par ailleurs, ou rarement ; la graphie ancienne est « Estable », qui indique bien la prononciation « Étable » et en aucun cas « Èsstable ».)


Dans sa conférence du 17 mai 1949 (Deux siècles d’horlogerie, les Le Paute), Alexandre Bertrand, alors président des établissements Lepaute et descendant de la famille, fera de longues citations de la Bibliographie astronomique de Lalande (en ligne, sur Gallica). Par ailleurs, le texte de la conférence d’A. Bertrand a été reproduit dans la brochure de Josiane Dennaud pour l’exposition sur les Lepaute, en 1997 au Mesnil-le-Roi. Les origines familiales de Nicole Reine seront incessamment reprises du texte élaboré par Jérôme de Lalande. Il est dit à peu près partout — dans les dictionnaires, les articles, les ouvrages, et maintenant sur Internet — qu’elle était « née Etable de la Brière ».

Nous allons le voir, cette dénomination patronymique est fautive. Il ne s’agit pas d’un nom de naissance, mais d’une “rallonge” tardive.


Lalande connaissait bien les Lepaute, il avait été leur ami et leur voisin à Paris, au palais du Luxembourg, où il fit la connaissance de Nicole Reine, puis place de la Croix-Rouge (actuelle rue de Sèvres) où il semble avoir habité le même immeuble. En 1754, il prêta de l’argent aux époux Lepaute, pour aider à leur établissement. Nicole Reine devint bientôt une collaboratrice au grand talent de mathématicienne, qu’il avait chargée d’effectuer tous les calculs fastidieux que nécessite la pratique de l’astronomie à laquelle il l’avait formée. Sa parole n’aura éveillé aucun soupçon. Lui-même, Joseph Jérôme Lefrançois, se fit appeler « de Lalande » — qui n’était pas le nom sous lequel il était né. Dans le même élan, il a pu écrire que le père de Nicole Reine avait été « attaché à la reine d’Espagne. », ce qui vous a ce petit côté reluisant qu’on aime associer à un patronyme supposé aristocratique.


En vérité, Nicole Reine était née plus modestement Etable — tout court – au palais du petit Luxembourg, paroisse Saint-Sulpice : « Le mardi cinquième juin mil sept cent vingt-trois a été baptisée Nicole Reine, née aujourd’hui, fille de Jean Etable, valet de pied de feue Madame la Duchesse de Berry, et de Marie Anne Langlois, son épouse, demeurant au petit Luxembourg ; le parrain Jean Legros, valet de la susdite duchesse, la marraine Nicole Petri femme de Jacques Selerin maître d’hôtel de M. le marquis d’Arpajon, le père absent. » (Archives de Paris — État civil reconstitué, 5Mi1 9.)


Fille préférée de Philippe d’Orléans, futur régent de France, Marie Louise Elisabeth d’Orléans avait épousé en 1710 le duc de Berry, Charles de France, fils du Grand Dauphin, dont elle fut veuve quatre ans plus tard. Elle avait subi trois grossesses malheureuses et en connaîtra peut-être d’autres, fruits de ses amours avec le capitaine de sa garde, Riom, un petit-neveu de Lauzun. Surnommée la « Veuve joyeuse », on l’appela aussi « Joufflotte ». Elle buvait sec et déjeunait avec appétit. On dit que, pour masquer son embonpoint autant que ses grossesses scandaleuses, elle aurait relancé les robes à paniers que la Montespan avait autrefois mises au goût du jour — et pour les mêmes raisons. Le duc de Saint-Simon, dont l’épouse était dame d’honneur de la duchesse de Berry, trouvera là un morceau de choix pour ses impitoyables Mémoires. Épuisée de couches aventureuses, la fille « dissolue » du Régent décédera en 1719, âgée de vingt-quatre ans. « L’ouverture du corps » la révéla à nouveau enceinte (scène évoquée dans le film de Bertrand Tavernier, Que la fête commence, 1975). Le curé de Saint-Sulpice lui aurait refusé l’extrême-onction, scandale sans précédent. En 1715, celle qui fut d’abord Mademoiselle de Valois, puis réussit à se faire appeler «Mademoiselle », tout court, au grand dam de la Cour et du protocolaire duc de Saint-Simon, quitta Versailles puis Saint-Cloud pour le palais du Luxembourg qui venait d’échoir à Philippe d’Orléans, devenu régent du royaume. La duchesse de Berry fit alors murer les entrées des jardins, ouverts jusque-là au peuple de Paris conformément à l’usage. Les mécontents, estimant qu’il s’agissait de mieux masquer ainsi des débauches (fortement minimisées par les historiens contemporains) colporteront ce délicat couplet qui témoigne de l’heureuse atmosphère finement « Régence » dans laquelle vivait alors la famille Etable, au service de cette petite duchesse, âgée de vingt ans :


On nous a fermé la porte

Du jardin du Luxembourg

C'est la grosse Joufflotte

Qui nous a joué ce tour

Elle eût mieux fait la bougresse

De boucher le trou

Le plus voisin de ses fesses

Par où ses gardes font joujou.


En 1719, Marie Louise Elisabeth ouvrit à nouveau ses jardins au public. En 1717, elle avait aussi obtenu la jouissance du château de Meudon, où elle se rendit le lundi de Pâques de l’an 1719, malade, avant d’aller rendre l’âme au château de la Muette qu’elle avait acquis en 1716. Elle y mourut à vingt-quatre ans, le 14 mai 1719, achevée par le purgatif fatal de ce médecin mondain qui continuera de parader à la Cour et que Saint-Simon stigmatisera par ces mots définitifs : « scélératesse insigne de Chirac impunie ».

Jean Etable devait sans aucun doute porter la livrée d’Orléans : habit rouge, veste et culottes bleues. Son frère Jacques était également attaché à cette famille. Et nous retrouverons ici ou là les châteaux susmentionnés. En 1723, Louis XV, âgé d’à peine quatorze ans, avait reçu le sacre depuis peu, la Régence était terminée. Philippe d’Orléans, alors nommé premier ministre, décédera à la fin de l’année. Nicole Reine va vivre son enfance au petit Luxembourg, dans cette partie la plus ancienne du palais qui longe la rue de Vaugirard et qui se prolonge par de longs communs et une orangerie aujourd’hui célèbre pour ses expositions artistiques. Vers 1710, « Madame la Princesse », veuve palatine du prince de Condé, avait fait aménager et embellir ce triste bâtiment où elle était décédée, l’année même de la naissance de Nicole Reine. En 1715, le Luxembourg était revenu en totalité à Philippe d’Orléans, qui le laissa à ses filles.

Après la mort de Joufflotte, le grand palais du Luxembourg sera donc bientôt occupé par une autre Louise Elisabeth d’Orléans, dite Mademoiselle de Montpensier, devenue reine douairière d’Espagne : elle avait épousé Louis, fils de Philippe V d’Espagne, prince des Asturies, qui mourut au bout de sept mois de règne. Maltraitée par la cour de Madrid, Louise Elisabeth revint en 1725 et se laissa dépérir dans son palais parisien. Elle y mourut, le 16 juin 1742. Nicole Reine avait alors dix-neuf ans et, six ans plus tard, elle allait épouser Jean André Paute (Lepaute), qui fut un temps hébergé au petit Luxembourg dont il était horloger.

Lalande nous dit assez bien que le père de Nicole Reine « avait été attaché à la reine d’Espagne, Élisabeth d’Orléans, veuve de Louis qui fut roi en 1707, pendant sept mois ». En effet, cet « employé de maison » eut sans doute à servir la douairière d’Espagne, mais, curieusement, dans tous les actes d’état civil ou notariés que nous avons pu trouver à ce jour, Jean Etable ne s’est prévalu que du seul titre de « valet de pied de Mme la duchesse de Berry ». Une référence un peu douteuse, tout de même, et moins valorisante que d’avoir été « attaché à la reine d’Espagne » — cette veuve neurasthénique très sérieusement confinée dans son palais du Luxembourg et qui n’était pas Élisabeth Farnèse (femme de Philippe V, et tout à fait reine d’Espagne), comme le répète une bévue fréquente. Pour l’instant, nous n’avons aucun document permettant de dire que Jean Etable eut à servir Élisabeth « reine d’Espagne ». Lalande est la seule source de cette information généreusement reprise.


Etable, écrit aussi Estable, voire Stable, dérive du latin populaire stabula, et du latin classique stabulum, « lieu où l’on s’arrête », où l’on demeure. Le mot désigne d’abord une étape, une résidence, une auberge, voire un palais (connétable : comte du palais). Au XVIIe siècle ne subsiste que le sens « abri pour les bestiaux », désignant plutôt ce que nous nommons aujourd’hui « écurie » (chevaux). Mais peut-être ce nom a-t-il un sens particulier dans le parler de Haute-Normandie dont semble provenir les Etable. La plus flagrante et abondante implantation de ce nom de famille se trouvant dans la région de Bernay, principalement à Courbépine, dans l’actuel département de l’Eure.


S’il faut en croire son acte de mariage, Jean Etable est né vers 1682, fils d’André Etable et d’Anne Banar[d]. Le 19 janvier 1714, il avait épousé à Versailles, paroisse Notre-Dame, Marie Anne Langlois :


« L’an mil sept cent quatorze, le dix-neuvième de janvier, les bans publiés dans cette église, sans opposition, le 31e du mois précédent, les 1er et 3e du courant, les fiançailles célébrées la veille, ont été mariés et ont reçu la bénédiction nuptiale de nous, soussigné faisant les fonctions curiales de cette paroisse, Jean Etable, valet de pied de Madame la Duchesse de Berry, fils du défunt André et [d’] Anne Banar[d], âgé d’environ 32 ans, et Marie Anne Langlois, âgée de 22 ans, fille des défunts Jacques Langlois, postillon du corps de feue Madame la Dauphine, et Marie Bara. Nos paroissiens, assistés de la mère de l’époux, Jacques Etable, aussi valet de pied de Madame la Duchesse de Berry, frère de l’époux, Étienne Langlois, frère de l’épouse, François Lorret, menuisier, Jean Lorret, domestique[s] chez Mgr le comte de Toulouse, cousins de l’épouse, et autres qui ont signé, à l’exception de la mère de l’époux et des sieurs Lorret qui ont déclaré ne savoir signer. » (Orthographe actuelle.)

Registre paroissial de Versailles, 19 janvier 1714 — Archives en ligne des Yvelines.


La famille Etable et ses alliances étaient très ancrées dans le personnel de service de la Cour. Toujours à N-D de Versailles, on notera le baptême, le 21 décembre 1719, d’une autre Marie Anne Langlois, « fille d’Estienne Langlois, domestique de Mgr le comte de Toulouse… ».

Dernier enfant de Louis XIV et de la Montespan, Louis Alexandre, comte de Toulouse, est né à Versailles, le 6 juin 1678. Bâtard légitimé, il fut inscrit à la succession de son père au trône de France, ainsi que son frère, le duc du Maine. Le testament du Roi Soleil ayant été cassé par le Parlement, les deux frères seront évincés par Philippe d’Orléans, régent du royaume, en 1715.

Devenue Madame la Dauphine à la mort du Grand Dauphin, Marie Adélaïde de Savoie, duchesse de Bourgogne, épouse du premier petit-fils de Louis XIV et mère du futur Louis XV, mourut de la variole en 1712, ainsi que son mari.


Un premier enfant du couple Etable sera baptisé dans cette même paroisse de Versailles, le 7 novembre de la même année 1714 :


« Ma. Jos. Etable dite Labrie [inscription marginale]

Le même jour a été baptisée Marie Joseph née hier fille de Jean Etable dit Labrie, valet de pied de Madame la Duchesse de Berry, et de Marie Anne Langlois, son épouse de cette paroisse. Le parrain a été M. Joseph Duploüy écuyer ordinaire de ladite princesse. La marraine Demoiselle Marie Anne Davaise première femme de chambre de la même princesse, qui ont signé avec les parents. »

Registre paroissial de Versailles, 8 novembre 1714 — Archives en ligne des Yvelines.


On remarquera ce pseudonyme « Labrie » qui pourrait nous conduire à « La Brière » ou en être l’abréviation, mais…

L’usage de ces « noms de scène » pour personnel de service est connu. Souvent un nom de province : des « Picard », « Normand » et autres « Bourguignon » servent dans les grandes maisons, à côté des « Labeauce » et des « Labrie ». Parfois, il s’agit de distinguer deux homonymes — comme Jean Etable de son frère Jacques, qui sert aussi à Versailles, chez la même duchesse de Berry. En 1789, un autre Jacques, petit-fils de Jean et fils de Jean Jacques ci-dessous, sera noté « huissier ordinaire de la Chambre de Madame Adélaïde » (l’une des filles de Louis XV, qui resta célibataire). Le surnom de Labrie, attribué à Jean, n’apparaît que dans ce seul acte de naissance de Marie Joseph.


Un deuxième enfant naît à Versailles :

« Jean Jacques, fils de Jean Etable, valet de pied de madame la duchesse de Berry, et de Marie Anne Langlois son épouse, né le cinq mars 1716 et baptisé le même jour par moi soussigné faisant les fonctions curiales. Le parrain est Jacques Etable, oncle du baptisé. La marraine, Anne [Vannehard], veuve du défunt André Etable, tous [étant] de la paroisse, le père absent, le parrain a signé, la marraine a déclaré ne pas savoir signer. »

Registre paroissial de Versailles, 5 mars 1716 — Archives en ligne des Yvelines.


« Tous étant de la paroisse » indique bien sûr que Jacques Etable, frère de Jean, sert aussi à Versailles, nous le savons. Mais Anne Vannehard ? À vrai dire, le nom est bien difficile à déchiffrer sur l’acte…


J’extrapole ici ce que je trouve par ailleurs grâce au site de généalogie Geneanet : mariage à Valailles (Eure), le 30 avril 1704, de Marie Etable, née à Courbépine (proche de Bernay, dans l’Eure), fille d’André Etable, décédé, et de Anne Vannehard. L’acte est consultable en ligne sur « Archives de l’Eure ».

En ces temps-là, le baptême a lieu ordinairement le jour même de la naissance ou dans ceux qui suivent immédiatement. Donc, il faut que parrain et marraine se trouvent à proximité. En général, dans la toute proche famille ou, comme on l’a vu pour le premier enfant du couple, dans l’environnement professionnel et amical. Les gens ne se déplaçaient pas comme aujourd’hui et la mort frappait beaucoup de nouveau-nés. Jean Etable, sans doute retenu par sa charge, fut marqué absent, et ce ne fut pas l’unique fois. L’essentiel était de sauver une jeune âme, au plus vite, les parrain et marraine avaient justement pour fonction d’être des parents suppléants devant Dieu. Et la mention « le père absent » figure à la fin de nombreux actes de baptême de cette époque.


Anne Vannehard, pourrait-elle être la mère de Jean et de Jacques ? Ou ne serait-elle qu’une cousine ou nièce ? (Pour laquelle je n’ai aucune piste.) Son mari se prénommait André, comme le père de Jean et de Jacques, et elle porte le même prénom, Anne, que la femme d’André, père de Jean. Le patronyme : Banard, au mariage de Jean, et Vannehard au baptême de Jean Jacques. Deux noms peu aisés à déchiffrer sur les actes mais qui offrent d’autant une possibilité de confusion. On nous dit que la mère de l’époux ne sait pas signer, et que la marraine ne sait pas, non plus. Ces indices se confortent au lieu de s’exclure. Mais nombreux sont alors ceux qui ne savent pas signer. Ces gens qui ne savent pas signer, avec ceux qui ne savent bien souvent signer que par imitation, sont incapables d’épeler leur nom, ni d’en rectifier l’orthographe, d’ailleurs mal fixée et pouvant varier dans le même acte. Le scribe, lui, écrit ce qu’il entend. On sait, en généalogie, combien d’étonnantes variantes graphiques en découlent, de génération en génération.

Banar[d]… Vannehard : les phonéticiens vous diront combien le glissement est possible. À l’oreille, le v et le b se confondent souvent. Et Banar et Van’ar, n’est-ce pas… N’oublions pas les accents provinciaux d’autrefois. (Il s’agit d’une hypothèse de recherche, et non pas d’une conclusion de l’enquête.) Ajoutons que si on accorde à Marie Etable l’âge de 25 ans à son mariage, elle serait née aux alentours de 1680. Jean, né vers 1682 peut logiquement être son frère. Pour finir temporairement ce petit roman, on peut imaginer qu’Anne Banard/Vannehard aurait pu être recueillie par ses fils, après la mort du père, et ainsi s’expliquerait sa présence à Versailles où elle a peut-être même trouvé à s’employer. Au baptême de Jean Jacques, elle pouvait avoir une soixantaine d’années.


À Courbépine, et bien plus tard, en explorant systématiquement la totalité des registres, je trouverai l’acte de baptême de Marie Etable, née le 18 mai 1670. Qu’elle ait été notée « de la paroisse de Courbépine », au moment de son mariage dans une bourgade toute proche, n’indiquait pas forcément qu’elle y fût née. J’avais d’abord cherché la naissance éventuelle de Jean Etable, « âgé d’environ 32 ans » à son mariage en 1714, ce qui me donnait 1682 comme date médiane, à explorer avant et après. À la date du 15 décembre 1677, je trouve un acte qui donnerait 37 ans à notre Jean, si jamais c’était le bon. Mais le déchiffrage du nom des parents est problématique. En tout cas, les Etable sont nombreux à Courbépine, tous notés « laboureurs » (Robert, Jean, Claude, Jacques, Mathieu, Germain, François, Henri, Catherine, Marie, Françoise, Barbe…) et les Vannehard sont bien là aussi, paysans eux aussi (Jacques, Pierre, Robert, Nicolas…). Un Jean Etable, fils de Mathieu, naît en 1683, ce qui lui donnerait « environ 31 ans » en 1714… Mais il décède neuf jours plus tard. (Depuis, en 2011, les Etable et Vannehard de Courbépine ont été répertoriés plus certainement. Malheureusement, la naissance de Jacques, frère de Jean, n’a pu être trouvée, ni le décès d’André, le père. L’hypothèse reste une hypothèse de travail…)


Revenons à Versailles, le 9 mai 1717, pour le baptême de la seconde fille, et troisième enfant, de Jean Etable et de Marie Anne Langlois. Elle est née le 7 et s’appelle Marie Marguerite :


« L’an mil sept cent dix sept, le neuvième jour de mai, a été baptisée par moi prêtre de la Congrégation de la Mission, soussigné, faisant les fonctions curiales en cette paroisse, Marie Margueritte [sic] Etable, née le septième de ces mois et an, fille de Jean Etable, officier de Madame la Duchesse de Berry, et de Marie Langlois son épouse. Le parrain a été M. Guillaume Vincent Duhamel, officier de feue Mme la Dauphine, et la marraine, Damoiselle Marguerite Bienvenue, femme dudit sieur Duhamel, laquelle a déclaré ne pas savoir signer. Le père absent. »


À cette date, la duchesse de Berry était censée avoir déménagé de Versailles pour s’installer au palais du Luxembourg. « Le père absent » au baptême de son enfant, comme l’année précédente, faisait-il son service à Paris, tandis que Marie Anne était restée à Versailles, en ayant sans doute de bonnes raisons de le faire — un logis ? ou bien son propre emploi ?

On remarque la montée en grade de Jean Etable, devenu « officier de Maison », titre sous lequel il sera encore noté après son décès, dans un acte notarié de 1751. Mais, à la naissance de la future Mme Lepaute, le 5 janvier 1723, rappelons qu’il ne se prévaut que du titre de « valet de pied de feue Madame la Duchesse de Berry ».


C’est assez pour être convaincus que notre Mme Lepaute ne s’est jamais appelée « Etable de la Brière ». Fin 1754, Nicole Reine se nomme toujours Etable. Elle a trente et un ans, elle est la femme d’André Lepaute depuis six ans et elle apporte sa signature à un acte d’obligation « par devant les notaires du Châtelet », étude de Me Jean Pierre Lecourt, rue Saint-Martin, au coin de la rue de la Verrerie, paroisse Saint-Merri, quartier Saint-Martin…


« […] Jean André Lepaute, horloger du Roy, et Nicole Reine Etable, son épouse, qu’il autorise, demeurant place de la Croix-rouge, quartier Saint-Germain, paroisse Saint-Sulpice. Lesquels ont reconnu devoir légitimement à Joseph Jérôme Lefrançois Delalande, avocat au parlement, demeurant à Paris, susdite place de la Croix-rouge et paroisse Saint-Sulpice à ce présents et acceptant la somme de trois mille six cents livres que le dit sieur Delalande leur a prêtée en livres d’argent ayant cours, pour employer à leurs affaires. […] »


Il est prévu que la somme sera remboursée en trois paiements de douze cents livres, le premier, six ans à compter de ce jour, les deux autres, six mois et un an plus tard. En garantie, les époux Lepaute hypothèquent « tous leurs biens meubles et immeubles présents et à venir ».


« Fait et passé à Paris […] l’an mil sept cent cinquante-sept, le vingt-quatre décembre […] ont signé : nicolle-reine [sic] Etable, Lepaute, Lefrançois Delalande, Lecourt [notaire]… »

Archives nationales, Minutier central, ET/CI/481, étude Lecourt.


Alors, d’où proviendrait cet « Etable de la Brière » qu’on trouve partout, sauf dans l’état civil de Nicole Reine ? Probablement de la notice de Jérôme de Lalande évoquée au début et qui proclame au final :


« Mme Le Paute ne laisse aucun enfant, mais une sœur, une nièce, et deux frères dont l’un était M. de la Brière, architecte connu par ses talents distingués, auteur d’un beau portail gravé et projeté pour Saint-Germain de l’Auxerrois. »


En 1788, M. de la Brière est mort depuis trois ans. Lalande dit ce qu’il sait ou croit savoir de la famille. Il prête à Mme Lepaute le nom à rallonge qui avait été adopté par l’un de ses frères. « Monsieur de la Brière » c’est donc Jean Jacques, le grand frère, né à Versailles, le 5 mars 1716, et mort à Meudon, le 25 juillet 1785. À Meudon, deux châteaux existent à cette époque, celui de Meudon, et un plus récent, Bellevue, où se sont alors retirées les filles de Louis XV, et principalement Madame Adélaïde (1732-1800) dont Jacques, le fils de Monsieur de la Brière, est huissier ordinaire. Architecte, Jean Jacques est alors inspecteur des bâtiments du roi et tout particulièrement du château de Meudon. Probablement une « charge anoblissante », qui lui a peut-être conféré le titre de chevalier. Etable sentait trop son écurie ; « de la Brière » sera plus fleuri.

Molière, dans la 1re scène du 1er acte de L’École des femmes, ironise par la voix de Chrysalde sur ceux qui prétendent se parer d’un titre nobiliaire :


Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre,

Qui n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,

Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux,

Et de Monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux.


C’est le grand Corneille (Gros-Pierre !) qui est particulièrement visé ici, bien que ce soit surtout son frère Thomas (là aussi, un frère !) qui voulut se faire appeler « Monsieur de L’Isle » après un petit anoblissement accordé à sa famille par Anne d’Autriche.


Brière, dans le cousinage étymologique de « bruyère » et de « broussaille », désigne un lieu plutôt inculte (on n’est pas loin de « Lalande »...) où pousse entre autres la plante fleurie qui finira par en adopter le nom — à l’inverse de ce qu’on pourrait croire. L’acidité de ces terres les rend peu propices aux cultures. Quant aux raisons de ce choix par les Etable… ? Sans doute une allusion à un lieu cher, mais lequel ? Il y aurait en France plus de 4 500 toponymes dérivés de brière/bruyère. Au temps du duc de Saint-Simon, le domaine des Brières, à Ménilmontant, était paraît-il fort agréable.


Les enfants de Jean Jacques s’appelleront donc Etable de la Brière, avant de se raccourcir en un prudent Etable Labrière, au temps de la Révolution (carte de sûreté de 1792). Jean Jacques avait épousé Marie Madeleine Savin, née le 15 novembre 1721 à Paris, paroisse Saint-Nicolas-des-Champs, fille de Thomas Savin, cavalier du guet, et de Germaine Andreau. Ils eurent sept enfants, dont trois étaient présents à l’inhumation de leur père, au cimetière de la paroisse Saint-Martin de Meudon le 27 juillet 1785 : Jacques, « huissier ordinaire de la Chambre de Madame Adélaïde de France », Jean Marc, fils mineur, et Catherine Rosalie, mariée en 1769 à Jean Joseph Bongars de Vaudeleau, écuyer commandant la vénerie de Louis XVI (passons sur les variantes orthographiques de cette famille Vaudeleau, dont on retrouve la trace actuelle sous le patronyme indiqué ci-dessus). Était aussi présent le frère de Jean Jacques, Alexandre Louis, architecte du comte d’Artois (futur Charles X). Le dernier-né, c’est Émilie :


« Emilie Etable, fille de Jean Jacques Etable de la Brière, inspecteur des bâtiments du roy et de Madeleine Savin, ses père et mère, née en légitime mariage, le vingt-sept mars mil sept cent soixante-cinq, le trente dudit mois a été baptisée par moi, soussigné curé. Le parrain a été Étienne Etable de la Brière, frère du père, la marraine a été Catherine Rozaly [sic] Etable de la Brière, fille du sieur Jean Jacques Etable de la Brière, qui a signé, ainsi que le père. Meynier, curé. »

Registre paroissial de la paroisse Saint-Louis de Fontainebleau, 27 mars 1765 — Archives en ligne de Seine-et-Marne.


Notons qu’Émilie est seulement notée Etable, mais que le reste de la parentèle est nommé Etable de la Brière, y compris le parrain, Étienne, « frère du père » et donc le deuxième frère de Mme Lepaute, auquel fait sans doute allusion Jérôme de Lalande. Émilie se serait mariée à Fontainebleau, avec un sieur Benard, entre 1790 et 1792. En 1788, la succession de Jean Jacques — « Monsieur de la Brière » — est réglée par son fils Alexandre Louis et fait état d’une maison à Chartrettes, près de Melun (site driout.club.fr/pomiesdefoix).

Alexandre Louis Etable de la Brière est connu pour avoir dessiné à Versailles-Montreuil, entre 1772 et 1782, le parc du domaine de Madame Elisabeth, sœur de Louis XVI. Au 73 avenue de Paris, ce lieu existe toujours, bien que remanié (voir site « Orangerie-Domaine Mme Elisabeth »). « Ce fut à l'origine un jardin romantique anglais, où une rivière, des îles, une montagne et une grotte ponctuaient la promenade dans l'allée des tilleuls et participaient au panorama du grand potager entouré de fruitiers palissés, et bordé par l'Orangerie, la laiterie, la ferme et la pépinière de Louis Guillaume Le Monnier. » Sous la Terreur, les Etable de la Brière se feront appeler Etable Labrière. Leur éventuelle descendance est à rechercher.


Mai 2010: Dans les registres d’état civil en ligne de Noisiel, Seine-et-Marne, canton de Lagny, on peut trouver l’acte de décès (25 mai 1810) de Geneviève Nicolle, rentière, âgée de 75 ans révolus (donc née vers 1756), “veuve d’Alexandre Louis Etable Labrière”. Déclarant: son neveu, Jacques Etable Labrière, âgé de 54 ans, rentier, demeurant à Noisiel, et qui signe J Etable LaBriere.

Sur le registre paroissial de Chartrettes, Seine-et-Marne, on trouve, à la date du 15 septembre 1789, le baptême d’un petit Louis Bouquet dont la marraine est Geneviève Nicolle, “femme de maître Alexandre Louis Etable, architecte du roy”, et le parrain, “Jean Étienne Etable, bourgeois de Paris, de la paroisse Saint-Nicolas-des-Champs”. D’après l’état civil parisien reconstitué, Jean Étienne Etable était né le 2 novembre 1736, paroisse Saint-Sulpice (parrain, Jacques Etable, son frère; marraine, Anne [peu lisible: Marie ?], sa sœur).


Une curiosité : dans son Histoire littéraire des femmes françoises (Paris, Costard, 1769), Joseph de la Porte rédige ainsi l’item de sa notice :

« Madame Lepaute — Nicole-Reine Labriere Lepaute, femme de l’excellent Horloger de ce nom… »

Cette inscription d’un inattendu patronyme Labriere, sans Etable, sans « de » et sans accent, est antérieure à la biographie de Jérôme de Lalande. Elle montre que l’appellation Labrière circulait, certainement par contamination du nom adopté par Jean Jacques, dont on savait qu’il était le frère de cette Mme Lepaute connue pour ses travaux de mathématiques et d’astronomie. On peut aussi envisager, comme signalé plus haut, un glissement de Labrie (surnom de valet du père de Nicole Reine) à Labrière.


Revenons à Lalande : « Mme Le Paute ne laisse aucun enfant, mais une sœur, une nièce, et deux frères… » Nous tenons bien deux frères — Jean Jacques et Étienne —, mais nous avons aussi deux sœurs : Marie Joseph, née en 1714, et Marie Marguerite, née en 1717. En évoquant l’enfance de Nicole Reine dans la Bibliographie astronomique, Lalande fait bien une allusion à « ses sœurs ». Il faut croire qu’une seule était encore en vie, fin 1788, et âgée de plus de quatre-vingts ans — pour les deux que nous connaissons. Et gageons que ces gens, que « laissait » derrière elle Mme Lepaute, étaient ceux dont elle se souciait encore. Car, il y a trace d’au moins cinq neveux et nièces, du côté de Jean Jacques, et il pourrait y en avoir d’autres, du côté de l’une ou l’autre sœur, et aussi d’Étienne. Or, Lalande ne parle que d’une seule nièce. Il pourrait bien s’agir d’une demoiselle Frezefond (ou Fregefond).


En 1998, dans le cadre d’une correspondance et d’une recherche que je menais sur l’origine du nom « hortensia », Mme Jeannine Monnier, co-auteur d’une biographie de Philibert Commerson (le botaniste « découvreur » de l’hortensia) m’avait adressé la transcription dactylographiée de pièces manuscrites concernant les Lepaute et qui concernait principalement l’un des « Jacques Lepaute dit de Bellefontaine ». Ces documents ont été mis aux enchères à Lyon, le 6 décembre 1994, dans le cadre d’une vente concernant l’histoire de l’horlogerie. Les informations qui suivent en découlent. Je n’en ai pas conservé ici l’orthographe d’origine, sauf mention contraire en italique, et n’ai eu aucun contact avec les originaux (d’où le « Frezefond » au lieu de « Fregefond »).


Le 27 décembre 1777, devant maître Monnot, notaire à Paris, Jacques Le Paute de Bellefontaine signe une constitution viagère de « 128 au principal et 1600 livres à 8% [...] Sur les têtes de Nicole Reine Etable, épouse de Jean André Lepaute, pour jouir d’abord, et sur celle de Marie Anne Frezefond [sic], pour jouir la suite ainsi que des arrérages dûs et échus… »

Sans date précise, mais au-delà du 1er janvier 1797 ou 12 nivôse an V, comme l’indique le mémorandum, un rappel de dette est adressé à « Monsieur Lepôtre orloger en sa maison rue St Thomas du Louvre, à Paris » : « M. Lepaute de Bellefontaine doit au sieur Jean Baptiste Lepaute [...] onze années d’arrérages de la pension de 128 livres sur la tête de Nicole Reine Etable, ma belle sœur, morte le [...] décembre 1787 [sic] dont je suis le seul héritier, cy plus la demoiselle Frezefond, nièce de la dame Lepaute, et quatre années qui échoiront au 1er janvier prochain, qui font 512 livres ».

Dans le décompte, figure, pour commencer : « du premier janvier 1781, une pendule de marbre blanc ornée de bronze d’or mat ; cette pendule était pour M. Campan, valet de chambre de la Reine. »

Remarquons que Nicole Reine reste Etable, tout court, et prenons note de cette nièce « Frezefond », sans doute fille d’une des sœurs de Nicole Reine et qu’elle aurait peut-être plus ou moins adoptée, puisque la faisant héritière de sa rente viagère.


Un troisième document concerne cette demoiselle « Frezefond ». « Ce 17 novembre », c’est elle qui écrit au « citoyen Lepaute rue St Thomas du Louvre, en sa maison, la 1re porte cochère à gauche en entrant par la place égallité, cartier St Onoré à Paris » pour lui remettre une procuration, disant qu’elle « souhaite qu’elle puisse nous faire payer de cette mauvaise créance, cela me ferait grand bien, car mes revenus… [illisible] ».

Celle qui signe au final « Ton amie, Frezefond » nous dit qu’elle est allée « à la campagne en quittant Paris » et qu’elle espère « que le vieux père ne sera pas encore mort » :

« Je m’en rapporte à toi puisque tu es aussi intéressé dans cette affaire-là, il serait heureux que nous puissions en arracher pied ou aile. Si tu peux me faire passer quelque chose pour avoir du bois, tu me feras grand plaisir car je n’en ai point toujours par Me du Blezel au collège de droit. J’attends tout de ton bon cœur. Je te prie de dire mille honnêtetés à Mme Victoire que j’embrasse de tout mon cœur, ainsi que [Annette ?] et ton aimable voisine. » En post-scriptum : « [J’attends] Melle Du Blezel ces jours-ci à Fontainebleau. Si tu peux profiter de son retour, tu m’obligeras. »

Le « vieux père », c’est certainement Jacques Lepaute de Bellefontaine, qui décédera en juin 1801. Une lettre signée Leclerc, d’Avioth [Meuse], du 14 prairial, an IX, prévient le « citoyen Lepaute l’aîné » et l’avertit que la succession se monte déjà au moins à 20 000 francs de dettes. Il sera difficile au citoyen Lepaute et à la citoyenne «Frezefond» (Fregefond) de récupérer leur créance. Sans aucun doute celle de la fameuse rente viagère.

Quant aux du Blezel, la seule mention trouvée est celle du lieutenant général des armées Dublezel, peut-être ci-devant du Blezel, condamné à mort, le 6 thermidor, an II, par le tribunal révolutionnaire de Paris : « ennemi du Peuple, en avilissant les assignats et en provoquant le rétablissement de la royauté ». Il était âgé de 78 ans (Site « Les guillotinés »). Le « dictionnaire raisonné » de Dominique de La Barre de Raillicourt, Les titres authentiques de la noblesse en France (Perrin, 2004), ne cite pas de « du Blezel », ni de « Etable de la Brière », ni de « de la Brière » parmi les aristocrates reconnus.


Et maintenant, remontons dans le temps, à partir d’ici, car je viens seulement de consulter aux Archives nationales (Minutier central, ET/LXX/366) un acte notarié du 6 juillet 1751, établi en l’étude de Me André François de La Loëre (“rue Montmartre, au coin de la rue Plâtrière, paroisse Saint-Eustache”) et par lequel les héritiers de Jean Etable et Marie Anne Langlois ont signé un « consentement » avant le partage de succession de leurs parents. Le problème à régler est celui d’une maison que possédaient les époux Etable et qui a été vendue à un sieur Aumont, lequel n’a pas acquitté tout ce qu’il devait consécutivement à la vente par licitation enregistrée le 30 septembre 1750. (Merci à Vincent Bouat, conservateur au Minutier central à qui je dois cette transcription.) :


« [...] Une maison scituée au village du Petit-Gentilly occupée par le nommé Aumont, marchand de vin, où pend pour enseigne le berger des deux moutons, consistante en un corps de logis double dont l'entrée est sur le chemin qui conduit par bas au Grand Gentilly, au devant de laquelle entrée sont plusieurs arbres en forme de quinconce et élevé d'un étage quarré et d'un en mansarde au-dessus de celuy du rez de chaussée, couvert de tuilles en combles, caves sous ledit corps de logis, derrière ledit corps de logis est une cour plantée d'arbres, un puit en maçonnerie ensuite de laquelle est un jardin clos de murs, un petit édifice couvert de bardeau en appenty appliqué à une serre, une basse-cour à côté dudit corps de logis, close de murs, dans laquelle est un édifice couvert de chaumes appliqué à une écurie à côté de laquelle est un autre édifice aussi couvert de tuiles en appenty appliqué à un petit réduit. [la maison donne] à droite au sieur Lefèvre, à gauche au sentier vers Lacroix qui penche et par devant sur le chemin qui conduit au Petit Gentilly. [...] »


D’après un plan de la seigneurie de Gentilly en 1755, la Croix-qui-pend se serait trouvée approximativement au carrefour actuel des rues de Rungis et de l’Amiral-Mouchez – alors chemin d’’Arcueil au long duquel s’étendait sans grande épaisseur le village du Petit-Gentilly, nommé village de la Glacière dans sa partie la plus septentrionale, jusqu’à l’enceinte des Fermiers Généraux (actuel boulevard Auguste-Blanqui). La maison des Etable devait se trouver entre les actuelles rues Brillat-Savarin et de l’Amiral-Mouchez. Sur le plan Lefèvre de 1859, le lieu-dit La-croix-qui-pend est noté bien plus proche du Grand-Gentilly.


Heureuse découverte, au moment où Nicole Reine Lepaute va bientôt avoir sa rue dans le quartier de la Grande Bibliothèque, pas si loin après tout de la maison de ses parents (ni de la mienne) ! On appelait Petit-Gentilly cette campagne où Jean Jacques Rousseau se plaisait à venir herboriser et qui est devenue l’actuel quartier de la Maison-Blanche, au sud-ouest du 13e arrondissement de Paris. Les deux bras de la Bièvre traversaient le Petit-Gentilly avant de s’épandre dans les étangs de la Glacière, au pied de la Butte-aux-Cailles.


Mais ce qui nous intéresse surtout ici, ce sont les « comparants », que l’acte du 6 juillet 1751 indique comme « frères et sœurs héritiers chacun pour un huitième des déffunts Sieur jean Etable de la Briere, officier de Madame la duchesse de Berry et de Dlle marie anne Langlois son épouse, leur père et mère… »

Pour la première fois, mais après sa mort, voici Jean Etable devenu « de la Briere ».

(Aucun accent ne figure sur les patronymes, ce que les actes et les généalogistes refusent.) Ici, vont apparaître des enfants Etable que nous ne connaissions pas :


« Pardevant les conseillers du Roy notaires de Paris,

Soussignés, furent présents sieur jean jacques Etable de la Briere inspecteur des bâtiments du Roy demt ordinairement a fontainebleau étant au présent à Paris logé quay des quatre nations chez le Sieur Du choisel paroisse St Sulpice.

Sieur Estienne fregefond marchand Epicier et Dlle marie anne Estable Labriere son Epouse quil authorise à l’effet des présentes, demeurants à Paris palais du Luxembourg rue de vaugirard susditte paroisse Saint Sulpice.

Sieur Mammès Leclerc Me Perruquier à Paris et Delle Thereze Etable Labriere son épouse qu’il authorise à l’effet des présentes, demts à Paris rue de tournon sur ditte paroisse Saint Sulpice.

Sieur jean andré Paute horloger du Roy et Dlle nicolle Reyne Etable de Labriere son épouse qu’il authorise à l’effet des présentes, demts a Paris audit Palais du Luxembourg susditte rue de Vaugirard paroisse St Sulpice.

Dlle marie Etable de la Briere fille majeure demte à Paris rue de Vaugirard sur ditte paroisse St Sulpice.

Et Sieur charles françois Gaumont bourgeois de Paris y demt rue des amandiers paroisse Saint Etienne du mont, au nom et comme tuteur ad hoc d’alexandre auguste [né le 22 mai 1729], alexandre Louis [né le 15 octobre 1731] et jean estienne  [né à Paris, le 2 novembre 1736] Etable de la Briere, mineurs émancipés d’âge, élu en la ditte qualité de l’avis des parents et amis desdits mineurs, homologué par sentence rendue au châtelet de Paris le neuf avril mil sept cent cinquante […] »


Sous l’ancien régime, la majorité est à 25 ans. En cas de décès des parents, les grands enfants mineurs (en général, âgés de 22 ans) demandent à être émancipés pour pouvoir bénéficier de leur héritage. Un « certificat d’âge » est alors demandé, puis un acte entérine un curateur choisi par la famille et chargé de l’administration comptable des biens. Notons que les époux Etable, parents de Nicole Reine Lepaute, étaient donc tous les deux décédés avant le 9 avril 1750.


Un acte d’émancipation, en date du 23 janvier 1750, se trouve aux Archives nationales (cote AN Y4691B) et est consultable en ligne sur le site Geneanet (registres de Paris). Feu Jean Etable y est noté comme “officier du duc de Berry” et Jean Jacques comme “Etable de la Brière”. Les dates de naissance des trois enfants mineurs émancipés y sont indiquées, comme reportées entre crochets sur l’acte retranscrit ci-dessus.


Décembre 2009 : une fiches alphabétique de l’état civil parisien reconstitué qui vient d’être mis en ligne indique le décès de “Jean Etable de la Brière” à la date du 8 septembre 1742. Marie Anne Etable est décédée aussi en cette paroisse de Saint-Sulpice (celle du palais du Luxembourg) le 13 novembre 1788. Thérèse est morte le 18 germinal an V (7 avril) 1797. 


En 1751, se trouvaient donc chez le notaire trois sœurs de Nicole Reine, et quatre frères, dont trois mineurs sous tutorat. L’un a déjà été signalé : Jean Étienne, le parrain d’Émilie fille de Jean Jacques. À la mort de Mme Lepaute, trente-sept ans plus tard, Lalande ne parlera dans sa biographie que d’«une sœur [Thérèse], une nièce et deux frères ». Le temps a passé et il y a des manquants… Que sont devenues Marie Joseph et Marie Marguerite ? Celle déclarée « Marie », tout court, est-elle l’une des deux ?

Dans l’acte, tous sont devenus « Etable de la Briere » ou « Etable Labriere ». Jean Jacques, agissant en chef du conseil de famille, impose sans aucun doute le nom qu’il s’est choisi. Pour autant, sa « nouvelleté » ne sera pas entérinée forcément par ailleurs. Les signatures sont révélatrices. Nicole Reine signe tout simplement n r etable, et on a vu que dans les documents postérieurs à cette date (voir supra l’acte d’obligation de 1754), elle ne se fera jamais nommer « de la Briere ». Son frère aîné a bien tracé en premier : j.j. Etable de la Brierre. On trouve t etable, pour Thérèse, M a etable pour Marie Anne, épouse Fregefond ; Marie etable de la briere, pour Marie ; Jean André Lepaute a signé j. a. Paute. Signalons aussi Madeleine Savin, épouse de Jean Jacques, apparue en mention marginale de l’acte et qui signe également au final savin delabrierre. On y tient, chez les Jean Jacques, à ce « de la Brierre », et avec deux “r”... Tant qu’à se donner un air, mieux vaut en avoir deux.

Notons que Lalande, dans son testament prévisionnel de 1766 , instituera un legs en faveur de “Madame Nicole-Reine Etable de la Brière épouse de Monsier Lepaute l’aîné”. Cet héritage comporte tous les meubles, la montre et les livres de littérature et d’histoire de l’astronome, en plus d’arrérages qui lui sont dûs par l’Académie des sciences, et ceci en remerciement du considérable travail fourni par Mme Lepaute. On voit donc que le patronyme augmenté “Etable de la Brière” était déjà établi dans certains usages. Jérôme Lefrançois de Lalande mourra en 1807.


Sur les actes concernant Fregefond, le prénom Anne Marie [Marie Anne] n’apparaît qu’une fois, dans la constitution viagère de 1777. Il doit donc s’agir de la sœur de Nicole Reine, et sans doute faut-il considérer que les autres documents, plus tardifs, concernent eux la fille d’Anne Marie, et donc nièce de Mme Lepaute, comme il est dit dans le rappel de dette établi vers 1797 par Jean Baptiste Lepaute. Nommée dans son acte de décès «Marie Anne Frégefond», cette nièce de Mme Lepaute mourra demoiselle, à Fontainebleau, le 18 mai 1829, «âgée d’environ 90 ans».


À en croire la majorité des ouvrages et notices, Nicole Reine Etable, épouse Lepaute, serait décédée le 6 décembre 1788, à Saint-Cloud, où son mari Jean André Lepaute, fondateur de l’horlogerie, serait mort quatre mois plus tard, le 11 avril 1789 (date donnée par Lalande). Mais, les registres paroissiaux de Saint-Cloud n’enregistrent aucune mention de leurs décès ou inhumation – autant dans la table annuelle que dans le journalier. Par contre, l’état civil parisien reconstitué (Archives de Paris, 5 Mi1 1127) note le décès de “Nicolle Reine Etable de la Brière”, demeurant rue du Dauphin [aujourd’hui rue Saint-Roch], paroisse Saint-Roch, le 6 décembre 1788, et inhumée le 7. Témoins: Jean Étienne Etable de la Brière, son frère, demeurant rue Midi, paroisse Saint-Nicolas-des-Champs, et Jean Baptiste Lepaute, horloger du Roy, place du Palais-Royal.

La sépulture de Jean André Lepaute a probablement été parisienne également. La localisation à Saint-Cloud découle là encore de la notice de Jérôme de Lalande et par extrapolation. En effet, “dans les premiers temps de son délire”, nous dit Lalande, Jean André Lepaute fut placé dans une maison de Saint-Cloud où sa femme eut à cœur de “s’enfermer avec lui” pour le veiller et le soigner. Mais, sept ans plus tard, on était loin de ces “premiers temps”. Et le texte de Lalande n’indique pas que Lepaute l’aîné fût mort à Saint-Cloud.

Dans son ouvrage Les siècles littéraires de la France, Nicolas-Toussaint-Lemoyne Desessarts (Chez l’auteur, Imprimeur-libraire, place de l’Odéon, 1801) écrit dans sa notice : « Lepaute Nicole-Reine Etable de la Briere, femme du précédent [Jean André Lepaute] naquit à Paris le 5 janvier 1723, et mourut dans cette ville le 6 décembre 1788… » Cette information a été peu reprise, l’erreur d’un décès à Saint-Cloud ayant plus largement prévalu.


Voilà ce qui est à dire pour l’instant de la famille de Nicole Reine Etable, qui ne naquit point « de la Brière » : les dictionnaires sont à réimprimer ! Mais à voir le nombre d’ouvrages qui ont répété cet « Etable de la Brière » douteux il est à craindre que l’erreur subsiste longtemps.


© Alain Demouzon

21 décembre 2008

dernière révision, août 2012

   

LE goût des histoires, ça vient dans l’enfance, quand on vous en raconte, des histoires. Des histoires en famille, des histoires de famille, et la grande Histoire qui emballe tout ça. Il y avait la guerre de 40, dont sortira Les Faubourgs d’Armentières. Et puis il y avait un grand-père qui avait le goût de la généalogie, surtout celle de sa femme, née Lepaute – un nom qu’on trouve dans les dictionnaires des noms propres et qui, en 2012, a eu sa rue dans le 13e arrondissement de Paris. Embarqué sur un forum des descendants de cette illustre famille d’horlogers, et pourvu d’une base généalogique de maintenant dix mille fiches, Alain Demouzon n’a eu que trop de plaisir à jouer aussi les historiens. Ça repose du roman.


Louise Elisabeth d’Orléans, douairière d’Espagne, par Jean Ranc, musée du Prado

La duchesse de Berry, par Pierre Gobert, vers 1710

Jean André Lepaute, fondateur de l’horlogerie royale Lepaute

Jérôme Lefrançois de Lalande

récit

Voir aussi page > Divers


Éditions FAYARD, février 2010


« Dans les faubourgs d’Armentières, le 28 mai 1940, mon père fut fait  prisonnier. C’était un mardi matin, peu avant huit heures et demie. La veille, le temps s’était couvert, il avait plu, et c’en était fini de ce si joli mois de mai bien ensoleillé. […] »


Ainsi débute un passionnant récit de mémoire familiale organisé comme une enquête, à la recherche des « souvenirs de ce qu’on n’a pas vécu » et dont subsistent des bribes : toutes ces histoires racontées à table, dans l’enfance, et qu’on n’écoutait plus, croyant trop bien les connaître et qu’il faut maintenant tenter de rebâtir.

En marge de son approche romanesque habituelle, Alain Demouzon a voulu reconstituer les aventures des siens, pendant ces temps de guerre, de captivité et d’occupation, mais aussi au-delà : les racines paysannes, la Grande guerre, les amis d’outre-Rhin redevenus ennemis, et surtout la destinée de ces familles sans éclat ni destin spectaculaire qui sont au fond celles de presque tout le monde. Les histoires des gens sans histoires.

Ce récit riche en anecdotes s’adresse à tous et conduit à réfléchir sur le sens de ces souvenirs familiaux auxquels chacun est confronté :


« L’homme est un être qui raconte et transmet. Les oublieux et les dédaigneux du passé ne comprennent-ils pas qu’au premier souffle de leur naissance leur légende, dont ils se croient les inventeurs émerveillés, était déjà commencée avant eux ? »

Note d’Alain Demouzon pour le forum Lepaute

10 novembre 2007


Le 27 avril 1998, au Muséum National d’Histoire Naturelle (16, rue Buffon, Paris, 5e), dans le cadre de mes recherches sur l’origine de la dénomination de l’hortensia, plante fleurie liée à l’histoire de la famille Lepaute, je viens rencontrer M. Jean-Claude Jolinon, responsable des herbiers du Laboratoire de Phanérogamie (Plantes à fleurs) et coauteur d’une biographie sur « Philibert Commerson, le découvreur du bougainvillier » – et aussi descripteur de l’hortensia, primitivement dédié à Mme Reine Lepaute. On va me montrer les planches d’herbier du fameux hortensia, envoyées par Commerson depuis l’île Maurice, alors nommée « île de France ».

Dans la conversation, j’apprends avec surprise qu’un autre Lepaute peut figurer dans l’histoire de la botanique : notre Dagelet, « dénicheur » de deux plantes nouvelles lors de sa participation à l’expédition de Kerguelen, en 1774. Et je note donc ceci, après qu’on m’a montré les spécimens qui dorment depuis deux cents ans dans « l’herbier d’Adanson ». Il s’agit d’une graminée, ou poacée, et d’une potentille, famille des rosacées :

Le Bandoulier du Mississippi

roman paru en 2001 aux éditions Fayard


Le principe de la collection « Alter ego » était de raconter sa vie à une autre époque.

Ici, le narrateur, né dans le siècle de Louis XIV, est un enfant trouvé et sans nom.

Une Hortense jouera un grand rôle dans sa vie, ce n’est pas la pseudo « Hortense » Lepaute.

Mais, quand les histoires inventées rencontrent la véritable histoire…


Dans les débuts du roman :


“ Ce que je sus bien plus tard de Manon, le voici : elle était la fille d’un écuyer des Ardennes attaché à la maison de l’abbesse de Mouzon, celle dont le château de Vaux garde un souvenir, me semble-t-il, sans certitude que cela soit en rapport avec le triomphe ou la chute de M. le surintendant Fouquet, ou pour d’autres circonstances… Le père de Manon resta toujours au service de cette abbaye pour laquelle il était régent aux comptes. On a dit que lorsque ce domaine, qui ne valait guère plus de vingt mille livres de rentes, passa à Jacques de Joyeuse, abbé de Grandpré, il y eut certains troubles liés à la réputation dudit abbé, qui n’avait point été ordonné mais aimait assez à confesser les dames, à sa façon. On lui avait accordé le sobriquet de « M. l’abbé Quatorze », en raison de quelque prodigieuse disposition de goupillon dont certaines pénitentes avaient été trop bien bénies. Si l’on a voulu me faire entendre que là-dessus aussi Manon pouvait en savoir long, rien n’est jamais venu en apporter la preuve. Et si mes songes m’ont parfois entraîné à croire qu’elle pouvait être ma mère — puisque celle qui l’avait jusque-là été ne l’était plus —, je n’ai nulle ambition de me penser le fils de cet abbé de Mouzon qui ne m’a donné ni son nom ni sa protection, et pas même quelques pistoles pour se débarrasser de moi. Il est vrai, toutefois, que Manon avait été un temps à son service, juste avant que de venir à Mouviers. On m’a dit que l’abbé de Mouzon était alors âgé de soixante et quinze ans. Je ne veux croire à un nouveau prodige. “


Presque la fin du roman :


“ Un soir, j’ai fait la connaissance de Philibert Commerson chez Mme Le Paute. C’était peu avant le départ de l’expédition de M. de Bougainville autour du monde. J’avais accordé tous les appuis et facilités de mon cabinet à ce projet, regrettant bien de ne pouvoir m’embarquer moi-même. M. Commerson était médecin et naturaliste. C’était un jeune homme encore, comme je l’avais été dans mes années d’Amérique, et j’eus le curieux sentiment de retrouver en lui la réincarnation partielle et néanmoins troublante de ces botanistes qui, depuis Maître Bourrachon, m’ont accompagné sur les chemins. On racontait que Philibert aimait à partir seul, sans viatique, pour de longues courses naturalistes dans son Dauphiné. Il en revenait exténué, malade, meurtri par ses chutes et par les résultats de l’excès d’ardeur qu’il apportait à ses recherches. Un jour, il resta suspendu par sa chevelure au-dessus d’un torrent et ne se sortit d’affaire qu’en s’arrachant la tignasse pour s’abattre dans la rivière, au risque de s’y noyer. Cet homme me plut, tant je retrouvais en lui de ces traits de caractère qui étaient comme des souvenirs. Même cette humeur chagrine qui l’affectait par moments ne m’en détournait pas. Il aurait pu être une sorte de fils d’adoption si je n’avais été trop âgé pour y songer, et si lui-même n’était pas allé mourir à l’Île de France, qui est voisine de l’Île Bourbon. L’expédition de Bougainville revint sans lui.

Mais Philibert me laissa un étrange cadeau, ce que je sus un jour par Antoine Laurent de Jussieu. Non seulement il avait donné mon nom à l’une de ses découvertes botaniques (ainsi procéda-t-il généreusement et courtoisement envers tous ses amis et protecteurs), mais il s’était souvenu aussi de cet amour mystérieux de ma jeunesse, évoqué un soir de nostalgie bachique et qui, je ne sais pourquoi, lui avait tiré des larmes. Ayant d’abord nommé Pautia cœlestina une fleur nouvelle (en hommage à cette Mme Le Paute dont je dirai deux mots si j’ai le temps), il s’aperçut avoir déjà utilisé cette appellation de Pautia (qu’il avait écrit : Peautia) et débaptisa cette plante pour la désigner désormais comme Hortensia, nom sous lequel tout le monde la connaît. Je ne doute pas qu’il l’ait fait en souvenir de mon Hortense.

(Sur cette Mme Le Paute : sa réputation de mathématicienne de l’astronomie est connue. Elle était l’épouse d’un des deux frères fondateurs de l’horlogerie royale. J’ai su qu’une sœur de ces industriels avait été mariée à un Jean-Baptiste de Mouzon et que le jeune Dagelet, astronome qui doit bientôt s’embarquer sur l’Astrolabe de M. de La Pérouse, n’est autre que le neveu de Mme Le Paute et le fils d’une Martine de Mouzon, nom qui provoque en moi un émoi incompréhensible, ressuscitant d’anciens soupçons qu’on aurait pu croire oubliés).

Qu’est devenue mon Hortense, dont l’immortalité est désormais assurée par cette fleur exotique qui n’est peut-être que sa réincarnation ?

On dit que je l’ai tuée…

Faut-il me pendre pour cela ?

Peut-on croire que cet amour soit enseveli depuis longtemps, et croire qu’il me survive en même temps ? (Car jamais ne meurt tout à fait le plus grand amour de sa jeunesse.)

Hortense ne fut pas cet amour. Mon grand amour de jeunesse est resté enfoui en moi et n’a jamais eu de visage. Il n’a été qu’un songe. J’ai rêvé mes amours comme j’ai rêvé ma vie. Ne vaut-il pas mieux rêver sa vie que la vivre au gré des plaisirs et des jours ? (Encore que la vivre, ce soit encore la rêver.) Si j’ai mal agi en beaucoup de choses, ce fut sans excès de ce que j’ai vu se commettre parmi mes contemporains. Qu’ils me pardonnent comme je les en absous. Je n’aurai pas de regrets de cette vie, sauf un : qu’il n’y ait aucune certitude que l’aventure puisse se recommencer. On veut toujours qu’il y ait une fin à l’histoire, et de la clairvoyance pour tout expliquer. Mais pourra-t-on jamais résoudre l’énigme de nos vies ? La mort du héros est le mauvais achèvement de tous les contes. Et sa survie est pire encore : on y ressent l’imposture de cette fin heureuse, laquelle n’est qu’un prélude aux déconvenues et faillites qui, au terme de tous les épisodes, mèneront à cet imparable trépas.

Cette aube est-elle vraiment la dernière ? Je suis las de mes aventures et des maux qui m’accablent. Ma Messe des morts inachevée ne vaut peut-être pas grand-chose. (Aux échos bafoués de ce que j’en ai entendu, tout est à reprendre !) Et ma vie entière, vaut-elle quelque chose ? D’autres que moi en jugeront.

Peut-être aurais-je dû mener une existence plus ordonnée et moins aventurière, vouée davantage à l’étude et à la contemplation, à l’invention du monde plutôt qu’à sa conquête ? Les heures de ma vie se seraient déroulées sans fracas dans le cabinet silencieux d’une modeste chaumière où l’affection d’une épouse attentive et de quelques enfants joyeux m’aurait protégé du bruit de l’univers et de la fureur des hommes. J’aurais écrit quelques livres. Si une autre existence terrestre m’est promise, ainsi qu’on le croit chez les Sauvages, cette chance me sera peut-être accordée.

J’entends des pas trop légers qui montent à ma tour, j’entrevois sous la porte des éclats de lanterne, je devine des chuintements de voix…

Il ne me reste qu’à espérer, au moment ultime, l’arrivée de ce grand cheval blanc dont le noir cavalier brandira la grâce consentie par le roi de ce monde. “


© Librairie Arthème Fayard, 2001.

Sommaire de la page “au fil du temps”

Les Faubourgs d’Armentières, un récit de mémoire familiale.

Dagelet botaniste, notice d’herbier du Muséum.

Un bandoulier de l’histoire, Mouzon et consorts.

De la bruyère dans l’étable, généalogie de Madame Lepaute, née Etable.

Philibert Commerson, naturaliste

       
      ACCUEIL                L’AUTEUR                L’ŒUVRE            MISCELLANÉES        
                                                                                      ACCUEIL.htmlLAUTEUR.htmlL%C5%92UVRE.htmlMISCELLANeES.htmlshapeimage_10_link_0shapeimage_10_link_1shapeimage_10_link_2shapeimage_10_link_3

Madame Lepaute, 1723-1788

née Nicole Reine Etable

Mathématicienne et astronome

Herbier d’Adanson, original, cote 2225 : 

«  Bromus latifolia Adans. »

En marge de l’étiquette :

« Bromus (pinnatus)

aquaticus gramm. panicula

aquat. fluctuans »


« Deux plantes des terres australes trouvées le 6 janvier 1774 par les 48°40’ lat. Sud et 65°50’ long. orient. Rapportées par Dagelet, astronome.

La seconde de ces plantes est une Potentilla villosa rufa (tenuila…) »

[tenuifolia ? peu lisible ; il s’agit de l’actuelle Cotula plumosa].


Note dactylographiée jointe à l’étiquette :

« (Juillet 1952, A. Chastaing) = Poa Cooki Hook. f. (= Festuca Cooki Hook. f.).

Échantillon récolté le 6 janvier 1774 dans la Baie de l’Oiseau (Port Christmas), îles Kerguelen, rapporté et donné à Adanson par J. Le Paute d’Agelet, astronome de la seconde expédition commandée par Yves de Kerguelen. (Cf. Dagelet : Observations faites dans un voyage aux Terres Australes en 1773 & 1774, Mémoire de l’Académie Royale des Sciences, 1788, p. 487 – 503.) »


Herbier d’Adanson, cote 15 913 :

« Cotula plumosa, trouvée par Dagelet aux Terres Australes, 1774. »


Les plantes en question sont en photos sur le site internet <web.ujf-grenoble.fr> (clichés ci-joints), Flore des Kerguelen, sous les dénominations de Poa Cooki pour le Bromus latifolia, et de Cotula plumosa pour la Potentilla villosa.


Adanson, Michel, 1727-1806, botaniste, voyageur au Sénégal et excellent classificateur (Famille des plantes, 1763). Par testament, Philibert Commerson, l’ « inventeur » de l’hortensia, avait « légué » ses planches à l’herbier d’Adanson, qui était de ses amis. L’herbier d’Adanson est un des plus riches du Muséum de Paris (plus de 1 000 spécimens).

    LE MARÉCHAL DES LOGIS ÉPINGLÉ

  

“ Il s’appelle Paul, le maréchal des logis artilleur qui sera mon père. Il a vingt-sept ans depuis onze jours et commande une section de camions de ravitaillement d’essence. Les choses vont mal. Il y a eu ce moment où, au retour d’une rotation, on a retrouvé les batteries à l’envers. Les pièces de 75 et les obusiers de 105 avaient fait demi-tour sur place, les canons tiraient maintenant vers la France, bombardant les routes et les villages de Flandre. « Cette fois, c’est foutu ! » s’est dit mon père. […] Et maintenant, nous voilà paumés dans les faubourgs d’Armentières. Est-on sur la bonne route, au moins ? Dans l’ombre d’une rue en décombres, on aperçoit des « gars en noir, avec des calots » : des soldats, des gendarmes, sans doute, des gardes mobiles, peut-être, en train de se griller une cibiche. Dans la fumée des diesels, au fond là-bas, des blindés indistincts attendent, bientôt à court d’essence.


Et je suis là, petit, tenant la main de mon père qui n’est pas bien grand non plus, mais mince et musclé, carré, tous les deux coincés dans la poussière des ruines et la fumée des moteurs. Je suis dans la guerre de mon père… Je veux qu’il me raconte encore sa vie… « Plus tard, quand je serai vieux ! »… Il n’a plus vingt-sept ans, alors, il a passé les quatre-vingts. Il dit que l’heure n’est pas encore venue, qu’on a bien le temps. Et maintenant, il est mort.


On va demander notre chemin. On descend du camion. Papa me tient bien fort par la main, j’espère… Qu’on n’aille pas se perdre maintenant, avant même que je ne sois né pour de bon… On flotte dans la fatigue. Des jours et des nuits à dormir « pour du beurre », deux fois rien, en dodelinant sur le siège défoncé du camion-citerne, le temps du remplissage ou de la vidange ; quand c’était fini on repartait, et ça recommençait. On marche vers les bidasses en train de tirer leur clope, ou ce sont eux qui s’approchent. Dans la déroute, les choses continuent d’aller trop vite et trop mal : un de ces types à calot noir braque un pistolet-mitrailleur sous le nez des artiflots sans armes. C’est un boche, un tankiste de Panzer : « Fous z’êtes brizonniers ! » s’applique-t-il à énoncer dans le peu de français qu’il n’aura pas appris en vain à l’école.


Et c’est ainsi que tout est arrivé, dans ces faubourgs d’Armentières où des soldats noirs stationnaient sous un ciel gris d’acier qui sentait la pluie… Ce jour-là commença la captivité de mon père, mais, surtout, l’histoire de la captivité de mon père, l’histoire de ses histoires, toutes les histoires, mes histoires. Oui, c’est ainsi que tout a commencé par le nom murmuré de ces lieux inconnus qui sont les paroles magiques par lesquelles s’est ouverte — dans l’enfance et pour la vie —, la porte du sentier sans fin des contes : Dans les faubourgs d’Armentières…”

 

AU STALAG DE WOLFSBERG


“ Ils sont nus au milieu des barbelés. Les autres Kriegsgefangenen regardent de loin, sans insistance, adossés à leurs baraques, les mains au fond des poches et la cigarette au bec, silencieux. Les combattants des soviets sont arrosés au jet de désinfectant, puis on les laisse sécher dans le frimas d’automne. Les chairs meurtries se couvrent de givre. Des hommes tombent et ne se relèveront pas. La nuit arrive, la nuit s’installe. Des dizaines, des centaines peut-être, disait mon père, seront enterrés pêle-mêle…

Maintenant, tout de suite ? Ce jour-là, Papa ? Ou alors, seulement quand le typhus va ravager le camp des Russes, en décembre de cette même année ? Par centaines, donc, jetés en terre méli-mélo, sens dessus dessous, poussés à la fosse. Encore, un régime spécial pour « sous-humains ». Il semble que les défunts des nations « civilisées » ont été enterrés au cimetière local, dans des cercueils et avec un minimum de « Kultur ».

Ce souvenir, il est à moi, maintenant. On me l’a gravé dans l’enfance, avec ces mots simples des histoires effrayantes qui dessinent malgré tout les cruelles merveilles du conte : ces corps maigres givrés comme des bonhommes de neige sous une chiche lumière de mirador et qu’on laisse s’éteindre et fondre dans les ténèbres. “

LE CAFÉ DE L’ONCLE LOUIS


“ Au numéro 18 de la rue Brillat-Savarin, dans le 13e arrondissement de Paris, pas si loin de chez moi, Louis et Germaine — dans les années d’avant-guerre et jusqu’en 1943 — tinrent un café plutôt turbulent qui faisait restaurant à l’étage. À cause d’un interstice de lumière non conforme au black-out de rigueur, les cafetiers, leurs clients, et des litrons, furent embarqués au poste de police du boulevard de l’Hôpital, où ils passèrent la nuit à picoler joyeusement, en compagnie des gardiens de la paix, avant de rejoindre à l’heure des chiffonniers, et pour un grand café crème, ladite rue Brillat-Savarin.

J’ignorais alors que dormaient aussi, dans les profondeurs humides de cette rue au nom de gastronome, de vieilles racines de notre présence familiale dans cet arrondissement devenu la terre natale de mes enfants. Comble de malice fantomatique, le n° 18 est le seul de cette rue que je connaisse bien : dans l’ancien café s’était installé un cabinet d’architectes où l’un de mes beaux-frères eut son bureau, à l’étage, là où mon grand-oncle, sa femme et sa fille servaient autrefois un plat du jour aux gens de peu du quartier… Encore un curieux hasard géographique, qui revient me dire que tous nos chemins ont déjà été parcourus par d’autres, si proches de nous et bien souvent sans que nous le sachions. Leur ombre renaît des brumes d’un lointain oublié, s’approche sans malice et accompagne un instant nos pas. “


DU CÔTÉ DES LEPAUTE


“ Les Demouzon et les Lepaute se sont alliés plus d’une fois au cours des générations. Mes grands-parents, Adeline et Jean-Baptiste, avaient donc deux frères Demouzon pour grands-pères, dont leur grand-mère Demouzon à eux était née Lepaute, fille de cette Catherine Lepaute qui, sous le règne du bien-aimé Louis le Quinzième, avait d’abord épousé Dominique Demouzon, meunier, mort à vingt-neuf ans, avant de se remarier avec son cousin Jean Baptiste Lepaute, également meunier. Cette Catherine-là était sœur des deux fondateurs — eux aussi natifs de Thonne-la-Long — de l’horlogerie Lepaute dont bien des cadrans subsistent aux frontons de nos monuments et sur les clochers de nos églises, sans parler des pendules qui ornent encore tant de châteaux et de musées. Les horlogers Lepaute furent les fournisseurs de la royauté, des deux empires et des premières républiques. Le jeune Caron eut un différend avec Jean André Lepaute, au sujet d’une amélioration de l’échappement des montres que l’un et l’autre revendiquaient. La dispute fut tranchée par l’Académie des sciences, en faveur du futur auteur du Mariage de Figaro, qui ne se faisait pas encore appeler « de Beaumarchais ». Monsieur de Thonne, un neveu des fondateurs, fut le maître d’horlogerie de Louis XVI — qu’on a trop voulu moquer comme « serrurier », mais qui aima pratiquer cette subtile mécanique des rouages. Sous Louis XVI, Joseph, le fils de Pierre Lepaute et de Martine Demouzon, fut appelé à Paris par sa tante, Nicole Reine Etable, mathématicienne et astronome de renom, épouse de Jean André Lepaute, fondateur de la maison d’horlogerie. C’est à Nicole Reine que Philibert Commerson, médecin et botaniste de l’expédition de Bougainville, avait dédié cette fleur aujourd’hui nommée hortensia. Sous l’égide de sa tante, Joseph Lepaute devint donc astronome et mathématicien. Il adopta comme complément patronymique le nom d’un chemin de son village natal de Thonne-la-Long. À trente ans, Joseph Lepaute dit Dagelet entrait à l’Académie des sciences. Ayant voyagé aux terres australes avec Kerguelen, il fut choisi comme astronome de l’expédition Lapérouse et on le chargea de se trouver un assistant. Professeur à l’École royale militaire, il écarta — pour niveau insuffisant en mathématiques, diront certains — la candidature impatiente d’un de ses jeunes élèves, un certain Napoléon Bonaparte, lequel souhaitait la marine mais dut se contenter de l’artillerie. Cette décision changea la face du monde, car ceux qui avaient été élus pour le grand voyage allaient périr dans le lointain Pacifique. Embarqué sur La Boussole, Dagelet disparut à trente-sept ans dans ce naufrage tragique longtemps demeuré mystérieux, et d’ailleurs imparfaitement résolu depuis. Joseph n’eut pas le loisir d’épouser comme prévu sa cousine Henriette Lepaute. C’est peut-être lui « l’inconnu de Vanikoro » dont le squelette immergé a été retrouvé là-bas, au fond d’une faille, en 2003.

Ça, c’est le côté reluisant de notre généalogie — même si je ne suis descendant que d’une sœur des célèbres horlogers, qui avait épousé des meuniers et engendré des laboureurs, avec ici ou là un maréchal-ferrant (le père de Dagelet). “

La messe au camp